Mes proches le savent, je suis né au Chili de parents chiliens. En 1976, ma famille et moi (parents, mes cinq frères et sœurs) débarquions à Montréal. J’avais quatre ans, mes frères et sœurs, eux, entraient dans l'adolescence. Parce que je suis arrivé à un âge bien tendre, mon apprentissage de la langue française s’est fait dans le temps de le dire. Cela m’a gardé d’éprouver, dans une certaine mesure, la solitude et la souffrance typiques vécues par une grande majorité d'immigrants à leur arrivée dans un pays d’adoption. En revanche, cela ne m’a pas empêché de constater, comme une éponge, l’inconfort, l’hésitation et l'insécurité de ma famille à notre arrivée. D’une certaine façon, leurs souffrances devenaient les miennes, et c’est grâce à elles que je comprends aujourd'hui ce que c'est que d'être un immigrant. Étrange est-il que, de mes années précédant notre atterrissage à Montréal, je n'aie gardé aucun souvenir, sauf peut-être quelque halo de l'atmosphère bienveillante et paisible à la maison, où la chaleur du dehors se mariait à celle du salon familial.
Au Québec, notre adaptation suivait son cours. Mon père acceptait plus difficilement la liberté qui s'offrait à ma mère. Liberté de mouvement, d’action et, plus important encore, de pensée. À 36 ans, ma mère, après avoir donné naissance à six enfants, du jour au lendemain découvrait qu’elle pouvait elle aussi avoir un emploi, son propre compte de banque et conduire une voiture. Certes, notre famille menait une vie heureuse, jusqu'au jour où mon père commença à sentir l'approche de la menace qui le guettait : l’émancipation de ma mère. Mon père était un homme d’un charisme extraordinaire doublé d’une intelligence redoutable. À cela se mêlait une fragilité qu’il escamotait tant bien que mal. Tout ça mis ensemble, notre arrivée au Québec signifiait en quelque sorte le commencement du fin du « règne » du patriarche, règne que mon père endossait comme une seconde peau, c’est-à-dire de façon naturelle, presque inconsciente.
Mes premières semaines à Montréal m'ont rapidement fait réaliser que j’étais très différent des autres membres de ma famille. En plus de maîtriser le français, je disposais d’une imagination qui laissait pantois mes parents et mes frères et sœurs. Je me savais artiste, saisissant intuitivement la solitude, la lucidité et le courage qui participent de la vocation. Il n'y avait aucun intellectuel, aucun artiste dans ma famille, ce qui, d’une certaine façon, me permettait de me consacrer plus librement aux jeux abstraits de la musique, du dessin, de la poésie. Lucidement, je me reconnaissais comme le premier artiste de ma lignée. Libre et fier, je comptais le rester.
Bien que la musique soit mon premier amour, je ne puis passer sous silence cet après-midi où l’écriture s’est imposée comme un outil de révélation insoupçonné. Un après-midi, j’avais douze ans environ, j’étais à table avec mon père qui parlait au téléphone avec son meilleur ami Herman. Pendant qu’il bavardait (en espagnol), je gribouillais, un stylo bleu Paper Mate à la main, des mots sur une feuille mobile. La conversation téléphonique terminée, mon père et moi quittions la maison pour aller faire les courses. Par inadvertance, j'avais laissé le stylo et la feuille sur la table. Le lendemain, mon père vint me voir : « Claudio, hier je parlais avec Herman et tu as écrit des choses sur une feuille de papier. C’est correct que tu écrives, mais si tu le fais n’oublie pas de ranger les feuilles, les gens n’ont pas à savoir ce que tu écris. » Mon père, lorsqu’il n’était pas emporté par la colère, démontrait une affabilité et une bienveillance qui vous marquait durablement. Ce jour où il porta à mon attention les feuilles laissées sur la table, je reconnus chez lui, pour la première fois peut-être, une humanité et une délicatesse absolument poignantes, confirmant en quelque sorte le poids de ce qu'il était sur le point de me dire. Parce que je n’avais aucun souvenir de ce que j’avais écrit sur les feuilles (mon geste était machinal, de la pure transcription, sans souci de style ou de la forme), j'avais demandé à mon père pourquoi il était si important que je range mes textes. Sa réponse, plus que m’interloquer, jetait un nouvel éclairage sur ma connaissance de notre situation familiale : « Il se trouve que ta mère a lu le feuillet que tu as écrit. » Naïvement, je lui demandai ce qu’il contenait : « Tu as écrit les détails de ma requête à Herman. » Mon père avait emprunté une somme d’argent importante à son ami.
Au cours des vingt dernières années, plusieurs personnes m’ont dit envier que je tienne un journal. D’autres ont exprimé ma « chance » d'avoir la capacité d’écrire. Ce n’est pas une capacité, mais une nécessité, répétai-je, bien qu’ils concevaient difficilement que l’écriture puisse être une « nécessité », à l’instar de manger, boire ou dormir.
Ce jour où j’ai laissé la feuille sur la table illustre bien la faculté redoutable de l’écriture pour révéler la vérité, et le cas échéant gratter le bobo pour éventuellement crever l’abcès. N’empêche que la confrontation, le face-à-face n’ont jamais été l’apanage des gens de ma famille. C’était plutôt le contraire. Chaque fois que je tentais de lever le voile sur une situation jusqu’alors occultée volontairement par l’un ou l’autre d'entre eux, je subissais les critiques des personnes concernées. S’ensuivirent des traumatismes familiaux (quelle famille n’en a pas?). On le sait, ne pas faillir à la vérité demande énormément de courage, plusieurs y laissent même leur peau.
Depuis sa parution, l’an dernier, La jeune fille des négatifs de Véronique Cyr n'a cessé de me narguer. Son titre, sa couverture (magnifique) inclus. Pour plusieurs raisons dont les détails dépassent le sujet de ce billet, j’éprouve depuis une trentaine d’années une soif indéfectible pour les livres écrits par les femmes. Anaïs Nin d’abord, dont la pensée me fut révélée par son journal, ensuite Simone de Beauvoir, Nancy Huston, Annie Leclerc (mon adorée), Simone Weil (autre adorée), Gabrielle Roy (fée germaine), Martine Delvaux, Virginie Despentes et plusieurs autres. Au Québec, les voix poétiques d’Hélène Dorion, de Rina Lasnier et de Marie Uguay m’ont marqué d’un fer rouge. Vendredi dernier, après une séance d’acupuncture à Val-David, je m’arrêtais peinard dans un café de Rosemère. Dans ma besace, un exemplaire de La jeune fille des négatifs, emprunté quelques jours plus tôt à la bibliothèque de mon quartier. Il est difficile de parler d’un livre qui vous secoue. On aimerait en parler fort, mais par pudeur on s’efforce de se concentrer sur son contenu plutôt que sur l’émotion du lecteur. Le mieux est de faire simple, tâche complexe en ce qu’un livre qui vous secoue, en réalité, fait bien plus que cela. Commençons par ceci qu'il y a des années que je n’avais pas lu un livre d’un trait (« In one sitting », lecture idéale selon Edgar Poe), la dernière fois c’était en 2007, avec Vingt-quatre heures de la vie d’une femme de Stefan Zweig. Je ne vous cacherai pas que ma lecture n’a pas été facile, comme le sujet du livre : un accouchement difficile, la fragilité insubmersible des choses, la mort, la famille et ses déflagrations, l’arrivée d’un enfant, celui-ci sain et sauf malgré un accouchement difficile, la mère, idem, avec, en contrepoint, de la première à la dernière ligne, le flot cathartique d’une écriture portée par un double enfantement, celui du livre et de l’enfant. Ce récit en prose, qui est entrecoupé de poèmes, bouleverse en ce qu’il invoque l’écriture comme l’appât ultime pour résoudre l’irrésolu, défaire les nœuds insolubles, pardonner les vautours du passé, et surtout se pardonner de n’avoir pas fermé la porte au moment où le cœur et la tête vous conjuraient de le faire.
Seul un véritable écrivain peut écrire un tel livre. Pour l’écrivain véritable, tout livre « bien écrit » est intenable. Car un écrivain « n’écrit pas bien », il écrit. Plus qu’un huis clos avec le passé, plus qu’un récit sur des séductions qui n’auraient pas dû avoir lieu, plus qu’un plongeon dans les secousses autour de la naissance d’un enfant — et celle de la mère —, ce livre est le récit courageux d’une métamorphose. En lisant La jeune fille des négatifs, j’ai beaucoup pensé à ma famille : comment réagirait-elle si elle lisait tout ce que j’ai écrit à propos d’elle (dans mon journal, depuis 1994). Et comment ne pas penser à Hervé Guibert et son troublant Mes parents, lu et relu à une époque où il représentait le seul moyen pour moi de me convaincre que je n’étais pas seul. Tout grand livre libère, ouvre le cœur, se fond à la mer intérieure du lecteur. La jeune fille des négatifs fait tout ça, et plus encore, à condition que le lecteur soit prêt à accepter les conséquences du voyage.
Je partage quelques extraits :
elle traque le soleil
la tyrannie du bois
laisse les échardes
traversera phrase
elle nomme la vie
par son alphabet cruel.
Et ces deux vers auxquels nombre de mères s’identifieront :
je n’ai aucune maison
où installer un enfant
La jeune fille des négatifs
Les Herbes rouges
120 p.