dimanche 16 avril 2023

La jeune fille des négatifs, de Véronique Cyr


L’écrivain Czeslaw Milosz écrivit  « When a writer is born into a family, the family is finished. » 


Je suis né au Chili de parents chiliens. Octobre 1976, j'ai quatre ans, je débarque à Montréal avec mes parents et mes cinq frères et sœurs. 


Tendre enfance oblige, j'ai appris le français dans le temps de le dire. D'une certaine manière, cela m'a gardé d’éprouver les difficultés (adaptation, apprentissage de la langue, etc.) que rencontrent en général les nouveaux arrivants. En revanche, aux premières semaines de notre arrivée, je ressentais comme une éponge l'insécurité et l'inconfort de ma famille. Rapidement cet inconfort devenait le mien, et c'est grâce à lui que je comprends aujourd'hui ce que c'est que d'être un immigrant. 



Au Québec, notre adaptation suivait son cours. Nous étions heureux de découvrir les nouveaux possibles du pays, malgré tout mon père acceptait plus difficilement la nouvelle vie qui s'offrait à ma  mère. De fait, ma mère, du jour au lendemain, disposait d’une plus grande liberté de mouvement, d’action et, surtout, de pensée. À 36 ans, elle réalisait, après avoir élevé six enfants,  qu’elle pouvait elle aussi avoir un emploi, un permis de conduire et son propre compte de banque. Notre famille menait une vie heureuse, jusqu'au jour où mon père s'est mis à sentir la « menace » qui le guettait, cette menace étant l’émancipation de ma mère. Mon père était un homme d’un charisme et d'une intelligence redoutables, doublés d'une fragilité qu’il escamotait tant bien que mal. Notre arrivée au Québec coïncidait avec le commencement de la fin du « règne » du patriarche, règne que mon père endossait comme une seconde peau, c’est-à-dire de façon naturelle et presque inconsciente.



La musique est mon premier amour, cependant il m'est impossible de passer sous silence l'après-midi où l’écriture s’est imposée comme un outil de révélation insoupçonné. J’avais douze ans environ, mon père assis à la table à côté de moi parlait au téléphone avec son meilleur ami Herman. Pendant qu’il bavardait (en espagnol), je gribouillais, un stylo bleu Paper Mate à la main, des mots sur une feuille mobile. La conversation téléphonique terminée, mon père et moi quittions la maison pour aller faire les courses. Par inadvertance, j'avais laissé le stylo et la feuille sur la table. Le lendemain, mon père était venu me voir : « Claudio, hier je parlais avec Herman et tu as écrit des choses sur une feuille de papier. C’est bien que tu écrives, mais n’oublie pas de ranger les feuilles après, les gens n’ont pas à voir ce que tu écris. »  Il faut savoir que mon père, lorsqu’il n’était pas emporté par la colère, pouvait démontrer une affabilité rare et profonde, si bien qu'elle vous marquait durablement. Ce jour où il porta à mon attention les feuilles laissées sur la table, je reconnus chez lui, pour la première fois peut-être, une humanité et une délicatesse absolument poignantes. Parce que je n’avais aucun souvenir de ce que j’avais écrit sur les feuilles (mon geste était machinal, de la pure transcription, sans souci de style ou de la forme), j'avais demandé à mon père pourquoi il lui importait tant que je range mes textes après rédaction. Sa réponse, plus que m’interloquer, allait jeter un nouvel éclairage sur notre situation familiale : « Il se trouve que ta mère a lu tes feuillets. » Naïvement, je lui ai demandé ce qu’ils contenaient : « Tu as écrit les détails de ma requête à Herman. » J'apprenais alors que mon père avait emprunté une importante somme d’argent à son ami.


Cette anecdote illustre bien le pouvoir de l’écriture pour la révélation de la vérité. 


Depuis sa parution, l’an dernier, La jeune fille des négatifs de Véronique Cyr n'a cessé de me narguer. Son titre, sa couverture (magnifique) inclus. Pour plusieurs raisons qui dépassent le sujet de ce billet, j’éprouve depuis une trentaine d’années une soif indéfectible pour les livres écrits par des femmes. Anaïs Nin d’abord, dont la pensée me fut révélée par son journal, ensuite Simone de Beauvoir, Nancy Huston, Annie Leclerc (mon adorée), Simone Weil (autre adorée), Gabrielle Roy (fée germaine), Martine Delvaux, Virginie Despentes et plusieurs autres. Au Québec, les voix poétiques d’Hélène Dorion, de Rina Lasnier et de Marie Uguay m’ont marqué d’un fer rouge. Vendredi dernier, après une séance d’acupuncture à Val-David, je m’arrêtais peinard dans un café de Rosemère. Dans ma besace, un exemplaire de La jeune fille des négatifs, emprunté quelques jours plus tôt à la bibliothèque de mon quartier. Il est difficile de parler d’un livre qui vous secoue. On aimerait en parler fort, mais par pudeur on s’efforce de se concentrer sur son contenu plutôt que sur l’émotion produite par celui-ci. Le mieux est de faire simple, tâche complexe en ce qu’un livre qui vous secoue, en réalité, fait bien plus que cela. Commençons par ceci qu'il y a des années que je n’avais pas lu un livre d’un trait (« In one sitting », lecture idéale selon Edgar Poe), la dernière fois c’était en 2007, avec Vingt-quatre heures de la vie d’une femme de Stefan Zweig. Je ne vous cacherai pas que ma lecture n’a pas été facile, comme le sujet du livre : un accouchement délicat, la fragilité insubmersible des choses, la mort, la famille et ses déflagrations, l’arrivée d’un enfant, celui-ci sain et sauf malgré les complications, la mère, idem, avec, en contrepoint, de la première à la dernière ligne, le flot cathartique d’une écriture portée par un double enfantement, ceux du livre et de l’enfant. Ce récit en prose, qui est entrecoupé de poèmes, bouleverse en ce qu’il invoque l’écriture comme l’appât ultime pour résoudre l’irrésolu, défaire les nœuds insolubles, pardonner les vautours du passé, et surtout se pardonner de n’avoir pas fermé la porte au moment où le cœur et la tête vous conjuraient de le faire.


Seul un véritable écrivain peut écrire un tel livre. Pour l’écrivain véritable, tout livre « bien écrit » est intenable. Car un écrivain « n’écrit pas bien », il écrit. Plus qu’un huis clos avec le passé, plus qu’un récit sur des séductions qui n’auraient pas dû avoir lieu, plus qu’un plongeon dans les secousses autour de la naissance d’un enfant — et celle de la mère —, ce livre est le récit courageux d’une métamorphose. En lisant La jeune fille des négatifs, j’ai beaucoup pensé à ma famille : comment réagirait-elle si elle lisait tout ce que j’ai écrit à propos d’elle (dans mon journal, depuis 1994). Et comment ne pas penser à Hervé Guibert et son troublant Mes parents, lu et relu à une époque où il figurait mon seul moyen de me convaincre que je ne suis pas seul. Tout grand livre libère, ouvre le cœur, se fond à la mer intérieure du lecteur. La jeune fille des négatifs fait tout cela, et plus encore, à condition que le lecteur soit prêt à accepter les conséquences du voyage.


Je partage quelques extraits :



elle traque le soleil 

la tyrannie du bois

laisse les échardes

traversera phrase

elle nomme la vie 

par son alphabet cruel.



Et ces deux vers auxquels nombre de mères s’identifieront :


je n’ai aucune maison

où installer un enfant






La jeune fille des négatifs

Les Herbes rouges

120 p.


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