samedi 11 novembre 2023

Quelques mots sur mon père

Très souvent, devant l'écritoire, la pensée que le besoin pressant d'écrire me fige et m'empêche de plonger dans la profondeur vraie. Jusqu'à ce qu'une phrase, une seule, libère l'écriture comme les vannes un grand secret : Par où commencer

Depuis la mort de mon père (24 février 2022), pratiquement tous mes repères ont perdu de leur sens, pour ne pas dire de leur utilité. C'est comme si la mort du paternel entérinait chez moi le goût de l'échec, en d'autres termes l'envie inavouable de faire un peu pitié. En 2005, secoué par une crise identitaire, celle de la mi-trentaine, je déclarais à mon père qu'aucun de ses six enfants ne le connaissait réellement. Assis à ma droite, mon grand frère, tombant des nues, corrobora immédiatement. Toute sa vie, mon père s'est efforcé de dissimuler sa fragilité. Il n'est pas étonnant que depuis l'enfance, je me sois protégé de cet homme beau et fier. Je devinais ses secrets, ses peurs, ses hésitations, qu'il n'osait révéler. Et chaque jour j’espérais qu'il montre sa vulnérabilité, son vrai moi. 

En 2005, lui et moi nous rapprochions. Je comprenais alors que la dissimulation de son émotivité était moins chez lui une protection qu'une façon sans artifice de vivre. Comme tant d'hommes, mon père, sa vie durant, fut plus occupé à survivre qu'à vivre, parvenant néanmoins a respecter certaines de ses limites, bien souvent au détriment d'autrui. Beau temps mauvais temps, il demeurait convaincu de la nécessité de se prémunir contre le pire.

La première fois qu'il m'a dit je t'aime, j'avais 30 ans; c'était par courriel. J'avais braillé un coup, y croyant à peine. Il n'est jamais trop tard pour ouvrir son coeur; je parle ici du mien, bien sûr. En écrivant ces lignes, je réalise que son amour m'a longtemps fait peur. C'est que je craignais que cet amour, aussitôt manifesté, disparaisse dans la seconde. 

Il n'y a pas de honte à le dire, mon père, depuis qu'il n'est plus de ce monde, est plus présent que jamais. Il y a quelques mois, une rencontre avec une naturothérapeute me permettait de débloquer un truc important à l'intérieur. Ce truc important avait à voir avec mon père. Séchant mes larmes après la séance, je sentis une profonde paix intérieure. Et mon esprit soudain claironnait ces mots : j'entre maintenant dans une période de grand bonheur. 

Je ne pensais pas écrire sur mon père ce matin. Entre les doutes et les marasmes, la certitude suivante : jamais je n'aurais pensé qu'il était possible d'aimer son père à ce point. Toute rétrospective est importante en ce qu'elle amène le recul nécessaire à la révélation du vrai. Je sais aujourd'hui que mon père m'a aimé de toute son âme. J'ignore à quel point il aurait souhaité que je lui démontre mieux mon amour. Qu'importe, il me connait assez bien pour comprendre qu'il m'est plus facile de le faire aujourd'hui. Au reste, la paix prend du temps. 

Publier ici m'a manqué. Le présent billet est comme un appel aux vents nouveaux. 





dimanche 16 avril 2023

La jeune fille des négatifs, de Véronique Cyr


L’écrivain Czeslaw Milosz écrivit  « When a writer is born into a family, the family is finished. » 


Je suis né au Chili de parents chiliens. Octobre 1976, j'ai quatre ans, je débarque à Montréal avec mes parents et mes cinq frères et sœurs. 


Tendre enfance oblige, j'ai appris le français dans le temps de le dire. D'une certaine manière, cela m'a gardé d’éprouver les difficultés (adaptation, apprentissage de la langue, etc.) que rencontrent en général les nouveaux arrivants. En revanche, aux premières semaines de notre arrivée, je ressentais comme une éponge l'insécurité et l'inconfort de ma famille. Rapidement cet inconfort devenait le mien, et c'est grâce à lui que je comprends aujourd'hui ce que c'est que d'être un immigrant. 



Au Québec, notre adaptation suivait son cours. Nous étions heureux de découvrir les nouveaux possibles du pays, malgré tout mon père acceptait plus difficilement la nouvelle vie qui s'offrait à ma  mère. De fait, ma mère, du jour au lendemain, disposait d’une plus grande liberté de mouvement, d’action et, surtout, de pensée. À 36 ans, elle réalisait, après avoir élevé six enfants,  qu’elle pouvait elle aussi avoir un emploi, un permis de conduire et son propre compte de banque. Notre famille menait une vie heureuse, jusqu'au jour où mon père s'est mis à sentir la « menace » qui le guettait, cette menace étant l’émancipation de ma mère. Mon père était un homme d’un charisme et d'une intelligence redoutables, doublés d'une fragilité qu’il escamotait tant bien que mal. Notre arrivée au Québec coïncidait avec le commencement de la fin du « règne » du patriarche, règne que mon père endossait comme une seconde peau, c’est-à-dire de façon naturelle et presque inconsciente.



La musique est mon premier amour, cependant il m'est impossible de passer sous silence l'après-midi où l’écriture s’est imposée comme un outil de révélation insoupçonné. J’avais douze ans environ, mon père assis à la table à côté de moi parlait au téléphone avec son meilleur ami Herman. Pendant qu’il bavardait (en espagnol), je gribouillais, un stylo bleu Paper Mate à la main, des mots sur une feuille mobile. La conversation téléphonique terminée, mon père et moi quittions la maison pour aller faire les courses. Par inadvertance, j'avais laissé le stylo et la feuille sur la table. Le lendemain, mon père était venu me voir : « Claudio, hier je parlais avec Herman et tu as écrit des choses sur une feuille de papier. C’est bien que tu écrives, mais n’oublie pas de ranger les feuilles après, les gens n’ont pas à voir ce que tu écris. »  Il faut savoir que mon père, lorsqu’il n’était pas emporté par la colère, pouvait démontrer une affabilité rare et profonde, si bien qu'elle vous marquait durablement. Ce jour où il porta à mon attention les feuilles laissées sur la table, je reconnus chez lui, pour la première fois peut-être, une humanité et une délicatesse absolument poignantes. Parce que je n’avais aucun souvenir de ce que j’avais écrit sur les feuilles (mon geste était machinal, de la pure transcription, sans souci de style ou de la forme), j'avais demandé à mon père pourquoi il lui importait tant que je range mes textes après rédaction. Sa réponse, plus que m’interloquer, allait jeter un nouvel éclairage sur notre situation familiale : « Il se trouve que ta mère a lu tes feuillets. » Naïvement, je lui ai demandé ce qu’ils contenaient : « Tu as écrit les détails de ma requête à Herman. » J'apprenais alors que mon père avait emprunté une importante somme d’argent à son ami.


Cette anecdote illustre bien le pouvoir de l’écriture pour la révélation de la vérité. 


Depuis sa parution, l’an dernier, La jeune fille des négatifs de Véronique Cyr n'a cessé de me narguer. Son titre, sa couverture (magnifique) inclus. Pour plusieurs raisons qui dépassent le sujet de ce billet, j’éprouve depuis une trentaine d’années une soif indéfectible pour les livres écrits par des femmes. Anaïs Nin d’abord, dont la pensée me fut révélée par son journal, ensuite Simone de Beauvoir, Nancy Huston, Annie Leclerc (mon adorée), Simone Weil (autre adorée), Gabrielle Roy (fée germaine), Martine Delvaux, Virginie Despentes et plusieurs autres. Au Québec, les voix poétiques d’Hélène Dorion, de Rina Lasnier et de Marie Uguay m’ont marqué d’un fer rouge. Vendredi dernier, après une séance d’acupuncture à Val-David, je m’arrêtais peinard dans un café de Rosemère. Dans ma besace, un exemplaire de La jeune fille des négatifs, emprunté quelques jours plus tôt à la bibliothèque de mon quartier. Il est difficile de parler d’un livre qui vous secoue. On aimerait en parler fort, mais par pudeur on s’efforce de se concentrer sur son contenu plutôt que sur l’émotion produite par celui-ci. Le mieux est de faire simple, tâche complexe en ce qu’un livre qui vous secoue, en réalité, fait bien plus que cela. Commençons par ceci qu'il y a des années que je n’avais pas lu un livre d’un trait (« In one sitting », lecture idéale selon Edgar Poe), la dernière fois c’était en 2007, avec Vingt-quatre heures de la vie d’une femme de Stefan Zweig. Je ne vous cacherai pas que ma lecture n’a pas été facile, comme le sujet du livre : un accouchement délicat, la fragilité insubmersible des choses, la mort, la famille et ses déflagrations, l’arrivée d’un enfant, celui-ci sain et sauf malgré les complications, la mère, idem, avec, en contrepoint, de la première à la dernière ligne, le flot cathartique d’une écriture portée par un double enfantement, ceux du livre et de l’enfant. Ce récit en prose, qui est entrecoupé de poèmes, bouleverse en ce qu’il invoque l’écriture comme l’appât ultime pour résoudre l’irrésolu, défaire les nœuds insolubles, pardonner les vautours du passé, et surtout se pardonner de n’avoir pas fermé la porte au moment où le cœur et la tête vous conjuraient de le faire.


Seul un véritable écrivain peut écrire un tel livre. Pour l’écrivain véritable, tout livre « bien écrit » est intenable. Car un écrivain « n’écrit pas bien », il écrit. Plus qu’un huis clos avec le passé, plus qu’un récit sur des séductions qui n’auraient pas dû avoir lieu, plus qu’un plongeon dans les secousses autour de la naissance d’un enfant — et celle de la mère —, ce livre est le récit courageux d’une métamorphose. En lisant La jeune fille des négatifs, j’ai beaucoup pensé à ma famille : comment réagirait-elle si elle lisait tout ce que j’ai écrit à propos d’elle (dans mon journal, depuis 1994). Et comment ne pas penser à Hervé Guibert et son troublant Mes parents, lu et relu à une époque où il figurait mon seul moyen de me convaincre que je ne suis pas seul. Tout grand livre libère, ouvre le cœur, se fond à la mer intérieure du lecteur. La jeune fille des négatifs fait tout cela, et plus encore, à condition que le lecteur soit prêt à accepter les conséquences du voyage.


Je partage quelques extraits :



elle traque le soleil 

la tyrannie du bois

laisse les échardes

traversera phrase

elle nomme la vie 

par son alphabet cruel.



Et ces deux vers auxquels nombre de mères s’identifieront :


je n’ai aucune maison

où installer un enfant






La jeune fille des négatifs

Les Herbes rouges

120 p.


jeudi 16 mars 2023

Thelma & Louise, le meilleur road movie de tous les temps?

Je viens de terminer Thelma, Louise & moi de Martine Delvaux. À la fois récit intimiste et texte féministe,  l’auteure y livre ses entrailles, franchement, c'est-à-dire sans fard. On y apprend des choses sur le film; par exemple, que la scène du cycliste noir ne faisait pas partie du script original, l'idée serait apparue à la toute dernière minute, lorsque Ridley Scott, réalisateur du film, en se rendant au studio aperçoit un homme noir rasta sur la route, demandant aussitôt à son chauffeur de faire demi-tour. L’homme noir déniche alors son premier rôle au cinéma, dotant le film d'une scène magistrale, aujourd'hui d'une importance considérable sur le plan sociétal.  


Tant de belles choses dans ce petit livre, notamment lorsque  l'auteure souligne à quel point plus le film avance et plus Thelma et Louise se ressemblent, ce qui est absolument vrai. Quelques éléments m'ont agacé, notamment la façon dont Delvaux relève les difficultés qu'elle a rencontrées pendant l'écriture de son livre. Parce que cette difficulté est constitutive de la complexité du système d'écriture — et du métier d'écrivain —, tout auteur devrait, selon moi, s’abstenir d’en souligner l’ennui. Il est vrai qu'écrire peut rapidement mettre en relief ce qui fait mal. Ce mal, tout grand artiste le « cachera » aussi rapidement qu'il le dévoilera. À sa manière, le musicien, l'écrivain ou l’athlète, devrait pouvoir, lorsqu'il est au travail, se garder une petite gêne. 


Plusieurs passages du livre m’ont rappelé mon expérience du visionnement du film — en décembre dernier, j'en étais à mon troisième visionnement. Ces passages, pour la plupart, ont fait monter des larmes,  qui sont probablement celles que j'avais contenues pendant le film. 


Ce livre m'apprend que Thelma & Louise est le premier long métrage où deux actrices, têtes d’affiches du même film, ont été en nomination aux Oscars pour le même prix. Le film a été en nomination dans les catégories suivantes : Meilleur réalisateur, Meilleur actrice, Meilleure actrice, Meilleur montage, Meilleur photographie et Meilleur scénario, remportant une statuette dans cette dernière catégorie. 


*


Je n'oublierai jamais le choc ressenti la première fois que j'ai visionné Thelma & Louise. J'avais 19 ans, la fille que j'aimais, mon premier amour, venait de me larguer. Du jour au lendemain je perdais mon amour, puis mon emploi, ensuite mon appartement. Me retrouvant dans l'obligation de retourner vivre chez mes parents, pour me refaire une santé morale, je faisais de longues balades en voiture, jouais du piano et visionnais des films avec un appétit vorace. Les soirs de semaine, je me rendais au Superclub Vidéotron de Vimont et louais de trois à cinq films par semaine. À la section des nouveautés, trônait une demi-douzaine d'exemplaires VHS de Thelma & Louise, le plus récent de Ridley Scott. Il y a plusieurs semaines que sa pochette cartonnée montrant les deux héroïnes me faisait des clins d'oeil. Un soir, sans crier gare, je sortais du club vidéo avec un exemplaire de Thelma & Louise. Arrivé à la maison, j'attendais, comme d'habitude, que mes parents et ma petite sœur aillent se coucher, puis m'allongeais sur le divan du salon familial et appuyais sur play. 


Aux premières minutes du film, la certitude que ce road movie s'apparentait davantage à une expédition en bathyscaphe qu'à une escapade routière. Dans mon souvenir, l'action du film se déroulait très lentement, comme dans un rêve. Tout allait comme sur des roulettes dans mon coeur et dans ma tête, jusqu'à la scène du viol. Progressivement, je m'attachais aux deux héroïnes, pour la première fois depuis longtemps ma résistance à l’amour était mise à rude épreuve. Quelque chose en moi voulait ressusciter, mais mon orgueil et mon incapacité à me pardonner (de quoi, je l'ignore) s'y opposaient farouchement. D'une scène à l'autre, une phrase entre toutes martelait mon esprit  : « Je ne veux pas qu’elles meurent ». Contenir mes larmes me demandait un effort considérable,  je ne savais pas si je pourrais tenir encore longtemps. Mon seul espoir s'appellait Hal, le détective, incarné par Harvey Keitel. Tout a été dit sur le saut final en voiture, tout sauf son effet cathartique sur ma petite personne; il n'est pas exagéré de souligner que cette scène, bref le film tout entier, a reussi à purger d'un trait dix années d’émotions refoulées. Le générique défilait, Glenn Frey chante sur tonalité majeure une chanson d'amitié qui aurait fait plaisir à Montaigne, et c'est la fin. J'ai pleuré un bon deux heures, peut-être plus. Sans l'ombre d'un doute, la mort de Thelma et de Louise venait de me délivrer, leur mort à l'unisson symbolisant ma rédemption. 


Le lendemain, comme à chaque matin, je prenais la voiture en direction du café. Attablé près de la fenêtre, incapable d’ouvrir le journal,  je fis place au silence, qui est l'endroit idéal pour dire un vrai merci. Je n'avais qu'un souhait : plonger dans les profondeurs, me laisser bercer par elles, me blottir dans les bras de la vérité. Je le sentais puissamment que je n'étais plus le même homme, alors que, empli d’un nouveau courage, j'endossais ma nouvelle responsabilité, celle d'être un homme heureux. Environ trois mois plus tard, un nouveau boulot me permettait de signer un bail et d'emménager dans un appartement.  


Il m'aura fallu attendre un peu plus de vingt ans avant de revoir Thelma & Louise.         


À la question « Aimes-tu Thelma & Louise ? », je ne puis répondre par l’affirmative. Quand une œuvre d’art vous traverse à ce point, un simple Oui ne suffit pas. En réalité le problème n'est pas la réponse, mais la question. La bonne question à poser serait : « Est-ce un film nécessaire pour toi? » À cela je répondrai : ce  film m’est absolument nécessaire, comme l’amitié m’est absolument nécessaire, comme la musique m’est absolument nécessaire, comme les bons livres me sont absolument nécessaires. Je ne sais à quel point ce film m’a sauvé la vie, tout ce que je sais c’est qu’il a sauvé mon âme. C’est quand même pas si mal. 


Thelma, Louise & moi

Martine Delvaux

(Ed. Heliotrope)

240 pages


vendredi 24 février 2023

La guitare est une femme... ou une moto

 
Martin D-16GT

J'ai déserté cette page un peu plus de deux ans. La raison? Tout simplement que la pandémie m'a légèrement dérobé au désir d'aller vers autrui, spécialement sur la toile. Après l'interdiction de fréquenter cafés et bars, je perdais mon lieu tranquille où jouer du piano (mes voisins désormais en télétravail, il m'était impossible de ne pas « sentir » qu'on m'écoutait; leurs bons mots sur ma musique n'y faisaient rien, ils ignoraient que ce dont j'avais le plus besoin c'était un peu d'intimité. Puisque rien n'arrive pour rien, ces circonstances m'ont amené à reprendre contact avec la guitare, que j'avais délaissée ces vingt dernières années.

En janvier 2021, j'achetais une guitare acoustique Larrivée D-03R (modèle de l'année 2012). Il faut savoir que, après une demi-douzaine de guitares acoustiques achetées dans les années 1990, que j'ai toutes vendues depuis, cette Larrivée devenait ma toute première guitare haut de gamme. Rapidement, celle-ci m'a fait réaliser que mon jeu était crispé. En proie à la frustration, je pratiquais tous les jours. Sans surprise, mon jeu gagnait en précision et en fluidité, par conséquent mon amour de la guitare décuplait. En avril 2021, j'ai fait l'acquisition d'une deuxième guitare, puis d'une troisième... En novembre 2021, je comptais pas moins de neuf guitares, toutes acoustiques, dans mon petit trois pièces. 

Larrivée D-03R

L'autre jour, un ami guitariste professionnel m'a demandé : « Comment se fait-il qu'en étant pianiste tu éprouves à ce point le besoin de jouer de la guitare? Le piano est l'instrument-roi, si je le maîtrisais, je ne jouerais pas de guitare! » Sa question, si pertinente, mérite qu'on se penche les charmes inimitables de l'instrument à six cordes. Voici ce que je lui ai répondu :
« Le piano, c'est mon moyen de transport principal, mon daily driver, la façon la plus pratique et la plus sûre de voyager, de me déplacer au quotidien. La guitare, c'est ma moto, à son contact j'éprouve une liberté, une ouverture au monde, une connexion humaine supérieures à celles procurées par le piano. Le piano impose et s'impose, sa forme et sa couleur font qu'il ressemble à un cercueil. La guitare, elle, se dépose et se pose, caresse le corps du musicien, dégage une chaleur et une odeur singulières, comme sa sonorité et son corps. La guitare est un fruit sensuel, ni plus ni moins. D'ailleurs, il n'est pas étonnant qu'elle ressemble au corps d'une femme. » 

J'ajouterais à cela que mon âme est au piano, et mon coeur à la guitare.

En 2022, je me suis séparé de la Larrivée D-03R. Jouer sur chacune des neuf guitares à la maison m'a permis de définir un peu plus mon goût musical, mon identité en tant que guitariste — comme pour les chaussures ou les vêtements, il existe un fabricant de guitare pour chaque personnalité. De plus en plus, j'arrivais à distinguer les sonorités propres aux différents types de bois et les signatures esthétiques des  principaux fabricants. En novembre 2021, une annonce parue sur Kijiji m'amena jusqu'à un petit appartement de la Petite Italie pour faire l'essai d'une Martin D-16GT.  Reconnu pour ses instruments à la sonorité exceptionnelle, fort d'une réputation légendaire, depuis 1833 le luthier américain Martin, inventeur (en même temps que son vis-à-vis Gibson) de la guitare de type dreadnought, est associé aux plus grands noms de la musique folk, rock, country, blues et bluegrass : Elvis Presley, Hank Williams, Eric Clapton, Neil Young, Paul McCartney, Joni Mitchell, Thom Yorke, Kurt Cobain, Joan Baez, Paul Simon... La guitare de la petite annonce est en tous points semblable à la légendaire D-18, à la différence près que le manche de la D-16GT est fixé par des robots plutôt que par les mains d'un ouvrier, et que sa touche (long bois horizontal collé sur le manche) et son pont sont faits d'un matériau composite de source végétale appelé Richlite (ceux de la D-18 sont faits d'ébène). J'ai essayé la guitare pendant une vingtaine de secondes, c'était suffisant pour faire une offre d'achat au vendeur. De me porter acquéreur de cette guitare lui permit de sortir d'un long silence, elle qui était enfermée depuis sept ans dans son étui protecteur. 

Pour conclure, y a-t-il d'autres raisons pour préférer la guitare à tout autre instrument? Oui. Il me semble que la guitare pardonne davantage au musicien apprenti. C'est aussi, je pense, un instrument plus inconditionnel, plus humain? Tout le monde le sait, la guitare est une femme.





    

dimanche 19 février 2023

Rainer Maria Rilke à Lou Andreas-Salome

Il y a quelques années, j'achetais un exemplaire des Lettres à un jeune poète de Rilke, avec l'intention de les offrir à la femme que je fréquentais alors. Quelques jours plus tard, elle et moi rompions abruptement, sans que j'aie pu lui offrir le livre. 
J'ai  pensé le lui envoyer par la poste ou le déposer dans sa boîte aux lettres, mais quelque chose, une part inconnue de moi-même, faisait obstacle à ce geste. Les lettres de Rilke à Kappus sont une lecture de chevet de premier plan  pour moi. Depuis ma première lecture de ce classique, il y a presque 30 ans, il ne passe pas six mois sans que je les relise. C'était la première fois que je mettais la main sur cette édition de ce classique (voir photo). Celle-ci, avec son avant-propos et ses lettres complémentaires en fin de volume, m'intriguait. Sans crier gare, j'ouvris le livreComme un plongeon dans une mare profonde, j'y découvris les réflexions de Claude Porcell, traducteur de l'ouvrage et auteur de l'avant-propos, dont voici quelques extraits :

Si la solitude est nécessaire, c'est que rien ne peut venir que du fond de soi. 


Car ce que l'on porte de toute manière au fond de soi lorsqu'on a tout dépouillé, qu'on a atteint la pauvreté suprême, le centre à partir duquel, dans l'art, une éternité est possible, c'est en fin de compte son passé, son enfance. 



N'avons-vous pas l'impression que ces phrases (spécialement la première) sont du Rilke tout craché?

Ou encore,

Ces Lettres à un jeune poète répondent moins, en somme, à la question Qu'est-ce que l'art? qu'à la question Qu'est-ce que l'artiste? Ce dont il s'agit avant tout, c'est un choix de vie, le choix de l'impossible. C'est « par impossible » que peut se produire la « réussite ». Dans sa sincérité, Rilke n'est pas très tendre avec Kappus, même s'il recopie aimablement l'un de ses poèmes... pour le lui renvoyer. Quand tout est donné, il reste une différence : si le génie ne s'incarne que « par impossible » dans la réalité, qu'en sera-t-il du simple talent, du petit talent, ou de l'absence de talent? La seule vraie question est posée dès la première des Lettres à un jeune poète : « Explorez le fond qui vous enjoint d'écrire; vérifiez s'il étend ses racines jusqu'à l'endroit le plus profond de votre coeur, répondez franchement à la question de savoir si, dans le cas où il vous serait refusé d'écrire, il vous faudrait mourir. »

Rilke dit-il finalement autre chose que Proust, Marguerite Duras ou Thomas Bernhard?

 
*

En fin de volume, des lettres de Rilke à Lou Andreas-Salomé et à Friedrich Westhoff. Laissez-moi vous partager celle-ci, car elle tombe à point en ces temps difficiles : 

  
Lettre à Friedrich Westhoff, Rome, 29 avril 1904 [Rilke a 29 ans]

Car, Friedrich, crois-moi, plus on est soi-même, plus tout ce que l'on vit est riche.
[...]
Il ne faut jamais désespérer lorsqu'on perd quelque chose, un être, une joie ou un bonheur; tout reviendra, plus magnifique encore. Ce qui doit tomber tombe; ce qui nous appartient vraiment nous reste, car tout se produit selon des lois qui dépassent notre sagacité et avec lesquelles nous ne sommes qu'apparemment en contradiction. Il faut vivre en soi-même et penser à la totalité de la vie, à tous les millions de possibilités, d'immensités et d'avenirs qu'elle contient, face auxquels il n'y a rien de passé ni de perdu.  (lettre signée Rainer et Clara Westhoff, sa femme)

Rasséréné, j'ai lu d'un trait toutes ces lettres. J'ai compris alors pourquoi il m'était si important de conserver ce livre

Quelques semaines plus tard, l'ex et moi prenions un café ensemble, en toute amitié. Je n'ai pas eu le courage de lui donner le livre.

mardi 30 juin 2020

Ce que j'ai fait (et n'ai pas fait) durant le confinement

Le confinement j'y suis entré sans rien attendre, lui qui a moins motivé chez moi l'écriture que la lecture. Depuis quelques semaines, très souvent je dors le jour et lis la nuit, question de me dérober au chaos actuel (jamais aimé la cassette « ça va bien aller »). Cuisinant à peine, me douchant un jour sur deux, je lis et lis, et j'aime ça. Et parfois, entre Charles Dantzig, Fernando Pessoa et Annie Leclerc, j'écris des notes dans mon journal. 


Si j'écris peu, c'est surtout parce qu'il n'y a ni café ni bistro où je peux m'attabler. La fermeture de ces lieux, qui sont pour moi comme une sorte de paradis terrestre, figure comme l'ablation de mon écritoire. 

Chaque jour, confiné dans mon appartement, je téléphone à un ami. C'est ma façon de montrer de la solidarité à ce monde de solitudes. Le temps de quelques conversations, je lui raconte des blagues, ma journée, et nous partageons quelques calembours. Il écoute si bien que le soir je n'ai ni la force ni l'envie d'écrire. Étrange, cette sensation de n'avoir plus besoin de se confier à son journal, moi qui, depuis si longtemps (1994) ai recours à lui. Nos conversations quotidiennes avec l'ami engendrent le malheur suivant : j'y prends goût. La vie ne peut être parfaite à ce point. 


Journal, mot passe-partout, mot de tous les vents, qui n'est compris que par ceux qui en tiennent un. Le journal, lâcheté de l'écrivain pour certains, exemple de détermination et de discipline pour d'autres, est parfois ce que l'écrivain a accompli de plus grand : Kafka, Gombrowics, Anaïs Nin, Rousseau (Confessions). J'aimerais faire un livre sur le sujet.


Quelques mois avant la pandémie, j'avais commencé à acheter des livres en quantité. Je voulais remplir mes murs de livres, au point de n'avoir qu'à allonger le bras pour saisir l'ouvrage désiré, de Cervantès à Schopenhauer en passant par Asimov. Aux premiers jours du confinement, j'ai compris pourquoi tous ces livres. 


Le mois dernier, lorsque la librairie le Port-de-Tête a annoncé sa réouverture, j'y suis retourné, à ce royaume au halo sombre et clair de l'avenue du Mont-Royal. Au premier tour, j'y serais resté des heures, si ce n'est que, mesures sanitaires obligent, on fermait plus tôt (18 h au lieu de 22 h). Heureusement qu'elle ferme la nuit, je ne dormirais plus.


Pendant le confinement, de vieux amis sont revenus, d'autres se sont éloignés. Tout confinement purifie, clarifie, suggère. Les plus sensibles y reconnaissent une dose supplémentaire de lucidité. D'un cas l'autre, la solitude devient renfort ou souffrance. 

Je n'ai pas dévoré que des livres, mais aussi des kilomètres : Vieux-Québec, Joliette, Mont-Tremblant, Baie-Saint-Paul (où j'ai campé dans ma voiture), Farnham, Sherbrooke, Trois-Rivières, Île d'Orléans, Saint-Jean-sur-Richelieu.


En visite chez moi, une amie empoigne mon édition de poche de 2666 de Roberto Bolaño; 1020 pages bien serrées comme des vermicelles dans leur boîte. 


— C'est presque irrespectueux, un livre si épais.
— L'artiste véritable est tout sauf respectueux.


L'amour requiert beaucoup d'espace. Ça tombe bien, de plus en plus je sens mon coeur s'ouvrir. 

jeudi 9 avril 2020

Le français de François Legault

Il y a quelques jours sur les réseaux sociaux, une connaissance s'exprimait sur le travail du premier ministre François Legault durant la crise du coronavirus. Entre éloges et mots d'admiration, il  soulignait une faute langagière répétée par le politicien lors des points de presse quotidiens.  Trop souvent, M. Legault emploie la locution fautive ce qu'on a besoin, plutôt que celle correcte ce dont on a besoin. Bien qu'elle n'empêche pas les troupes de livrer la marchandise, cette faute peut devenir agaçante lorsqu'entendue tous les jours. Quelques minutes après sa publication, le billet de mon ami suscitait déjà des commentaires. C'était noir ou blanc, environ la moitié des internautes était d'accord avec lui, l'autre pas du tout. En voici un : « Pertinent. Mais là, c'est pas le bon moment. »

Je n'ai pas écouté/visionné un seul point de presse depuis le début de la crise du coronavirus. C'est que je préfère lire les actualités plutôt que d'avoir mes yeux sur un écran. Et, je ne vous le cacherai pas, j'essaie d'éviter l'énervement que produit chez moi le français de la plupart de nos dirigeants, mais là je digresse. En lisant le commentaire de l'internaute, je me suis posé la question suivante : quel serait le bon moment pour informer Monsieur Legault de sa faute de français? À bien y penser, il n'y en a pas. Le bon moment, il faut le créer, le bricoler, le forcer même s'il veut prendre racine. Généralement, ceux qui attendent le bon moment finissent par ne rien faire, et lorsqu'ils décident d'agir, il est souvent trop tard.

Être un proche de notre premier ministre, je lui soulignerais, courtoisement, franchement, la faute de français qu'il commet sans le savoir devant des centaines de milliers de téléspectateurs et d'internautes. Il se montrerait reconnaissant, j'en suis sûr,  notamment parce qu'il s'agit moins d'une critique que du partage d'un savoir, mais aussi parce que l'enrichissement des connaissances, spécialement dans le domaine du langage, ne fragilise pas mais rend plus fort. À moins d'avoir affaire à un con. Au reste, M. Legault peut-être contrit qu'on ne lui ait pas mentionné cette faute plus tôt. 

Nos meilleurs dirigeants se sont toujours exprimés dans un français impeccable. René Lévesque, Jacques Parizeau, Lucien Bouchard. Et pourquoi pas M. François Legault?