Petite musique de nuit
Claudio Pinto — Traducteur EN/ES > FR | Rédacteur musical | Auteur
samedi 11 novembre 2023
Quelques mots sur mon père
dimanche 16 avril 2023
La jeune fille des négatifs, de Véronique Cyr
Je suis né au Chili de parents chiliens. Octobre 1976, j'ai quatre ans, je débarque à Montréal avec mes parents et mes cinq frères et sœurs.
Tendre enfance oblige, j'ai appris le français dans le temps de le dire. D'une certaine manière, cela m'a gardé d’éprouver les difficultés (adaptation, apprentissage de la langue, etc.) que rencontrent en général les nouveaux arrivants. En revanche, aux premières semaines de notre arrivée, je ressentais comme une éponge l'insécurité et l'inconfort de ma famille. Rapidement cet inconfort devenait le mien, et c'est grâce à lui que je comprends aujourd'hui ce que c'est que d'être un immigrant.
Au Québec, notre adaptation suivait son cours. Nous étions heureux de découvrir les nouveaux possibles du pays, malgré tout mon père acceptait plus difficilement la nouvelle vie qui s'offrait à ma mère. De fait, ma mère, du jour au lendemain, disposait d’une plus grande liberté de mouvement, d’action et, surtout, de pensée. À 36 ans, elle réalisait, après avoir élevé six enfants, qu’elle pouvait elle aussi avoir un emploi, un permis de conduire et son propre compte de banque. Notre famille menait une vie heureuse, jusqu'au jour où mon père s'est mis à sentir la « menace » qui le guettait, cette menace étant l’émancipation de ma mère. Mon père était un homme d’un charisme et d'une intelligence redoutables, doublés d'une fragilité qu’il escamotait tant bien que mal. Notre arrivée au Québec coïncidait avec le commencement de la fin du « règne » du patriarche, règne que mon père endossait comme une seconde peau, c’est-à-dire de façon naturelle et presque inconsciente.
La musique est mon premier amour, cependant il m'est impossible de passer sous silence l'après-midi où l’écriture s’est imposée comme un outil de révélation insoupçonné. J’avais douze ans environ, mon père assis à la table à côté de moi parlait au téléphone avec son meilleur ami Herman. Pendant qu’il bavardait (en espagnol), je gribouillais, un stylo bleu Paper Mate à la main, des mots sur une feuille mobile. La conversation téléphonique terminée, mon père et moi quittions la maison pour aller faire les courses. Par inadvertance, j'avais laissé le stylo et la feuille sur la table. Le lendemain, mon père était venu me voir : « Claudio, hier je parlais avec Herman et tu as écrit des choses sur une feuille de papier. C’est bien que tu écrives, mais n’oublie pas de ranger les feuilles après, les gens n’ont pas à voir ce que tu écris. » Il faut savoir que mon père, lorsqu’il n’était pas emporté par la colère, pouvait démontrer une affabilité rare et profonde, si bien qu'elle vous marquait durablement. Ce jour où il porta à mon attention les feuilles laissées sur la table, je reconnus chez lui, pour la première fois peut-être, une humanité et une délicatesse absolument poignantes. Parce que je n’avais aucun souvenir de ce que j’avais écrit sur les feuilles (mon geste était machinal, de la pure transcription, sans souci de style ou de la forme), j'avais demandé à mon père pourquoi il lui importait tant que je range mes textes après rédaction. Sa réponse, plus que m’interloquer, allait jeter un nouvel éclairage sur notre situation familiale : « Il se trouve que ta mère a lu tes feuillets. » Naïvement, je lui ai demandé ce qu’ils contenaient : « Tu as écrit les détails de ma requête à Herman. » J'apprenais alors que mon père avait emprunté une importante somme d’argent à son ami.
Cette anecdote illustre bien le pouvoir de l’écriture pour la révélation de la vérité.
Depuis sa parution, l’an dernier, La jeune fille des négatifs de Véronique Cyr n'a cessé de me narguer. Son titre, sa couverture (magnifique) inclus. Pour plusieurs raisons qui dépassent le sujet de ce billet, j’éprouve depuis une trentaine d’années une soif indéfectible pour les livres écrits par des femmes. Anaïs Nin d’abord, dont la pensée me fut révélée par son journal, ensuite Simone de Beauvoir, Nancy Huston, Annie Leclerc (mon adorée), Simone Weil (autre adorée), Gabrielle Roy (fée germaine), Martine Delvaux, Virginie Despentes et plusieurs autres. Au Québec, les voix poétiques d’Hélène Dorion, de Rina Lasnier et de Marie Uguay m’ont marqué d’un fer rouge. Vendredi dernier, après une séance d’acupuncture à Val-David, je m’arrêtais peinard dans un café de Rosemère. Dans ma besace, un exemplaire de La jeune fille des négatifs, emprunté quelques jours plus tôt à la bibliothèque de mon quartier. Il est difficile de parler d’un livre qui vous secoue. On aimerait en parler fort, mais par pudeur on s’efforce de se concentrer sur son contenu plutôt que sur l’émotion produite par celui-ci. Le mieux est de faire simple, tâche complexe en ce qu’un livre qui vous secoue, en réalité, fait bien plus que cela. Commençons par ceci qu'il y a des années que je n’avais pas lu un livre d’un trait (« In one sitting », lecture idéale selon Edgar Poe), la dernière fois c’était en 2007, avec Vingt-quatre heures de la vie d’une femme de Stefan Zweig. Je ne vous cacherai pas que ma lecture n’a pas été facile, comme le sujet du livre : un accouchement délicat, la fragilité insubmersible des choses, la mort, la famille et ses déflagrations, l’arrivée d’un enfant, celui-ci sain et sauf malgré les complications, la mère, idem, avec, en contrepoint, de la première à la dernière ligne, le flot cathartique d’une écriture portée par un double enfantement, ceux du livre et de l’enfant. Ce récit en prose, qui est entrecoupé de poèmes, bouleverse en ce qu’il invoque l’écriture comme l’appât ultime pour résoudre l’irrésolu, défaire les nœuds insolubles, pardonner les vautours du passé, et surtout se pardonner de n’avoir pas fermé la porte au moment où le cœur et la tête vous conjuraient de le faire.
Seul un véritable écrivain peut écrire un tel livre. Pour l’écrivain véritable, tout livre « bien écrit » est intenable. Car un écrivain « n’écrit pas bien », il écrit. Plus qu’un huis clos avec le passé, plus qu’un récit sur des séductions qui n’auraient pas dû avoir lieu, plus qu’un plongeon dans les secousses autour de la naissance d’un enfant — et celle de la mère —, ce livre est le récit courageux d’une métamorphose. En lisant La jeune fille des négatifs, j’ai beaucoup pensé à ma famille : comment réagirait-elle si elle lisait tout ce que j’ai écrit à propos d’elle (dans mon journal, depuis 1994). Et comment ne pas penser à Hervé Guibert et son troublant Mes parents, lu et relu à une époque où il figurait mon seul moyen de me convaincre que je ne suis pas seul. Tout grand livre libère, ouvre le cœur, se fond à la mer intérieure du lecteur. La jeune fille des négatifs fait tout cela, et plus encore, à condition que le lecteur soit prêt à accepter les conséquences du voyage.
Je partage quelques extraits :
elle traque le soleil
la tyrannie du bois
laisse les échardes
traversera phrase
elle nomme la vie
par son alphabet cruel.
Et ces deux vers auxquels nombre de mères s’identifieront :
je n’ai aucune maison
où installer un enfant
La jeune fille des négatifs
Les Herbes rouges
120 p.
jeudi 16 mars 2023
Thelma & Louise, le meilleur road movie de tous les temps?
Tant de belles choses dans ce petit livre, notamment lorsque l'auteure souligne à quel point plus le film avance et plus Thelma et Louise se ressemblent, ce qui est absolument vrai. Quelques éléments m'ont agacé, notamment la façon dont Delvaux relève les difficultés qu'elle a rencontrées pendant l'écriture de son livre. Parce que cette difficulté est constitutive de la complexité du système d'écriture — et du métier d'écrivain —, tout auteur devrait, selon moi, s’abstenir d’en souligner l’ennui. Il est vrai qu'écrire peut rapidement mettre en relief ce qui fait mal. Ce mal, tout grand artiste le « cachera » aussi rapidement qu'il le dévoilera. À sa manière, le musicien, l'écrivain ou l’athlète, devrait pouvoir, lorsqu'il est au travail, se garder une petite gêne.
Plusieurs passages du livre m’ont rappelé mon expérience du visionnement du film — en décembre dernier, j'en étais à mon troisième visionnement. Ces passages, pour la plupart, ont fait monter des larmes, qui sont probablement celles que j'avais contenues pendant le film.
Ce livre m'apprend que Thelma & Louise est le premier long métrage où deux actrices, têtes d’affiches du même film, ont été en nomination aux Oscars pour le même prix. Le film a été en nomination dans les catégories suivantes : Meilleur réalisateur, Meilleur actrice, Meilleure actrice, Meilleur montage, Meilleur photographie et Meilleur scénario, remportant une statuette dans cette dernière catégorie.
*
Je n'oublierai jamais le choc ressenti la première fois que j'ai visionné Thelma & Louise. J'avais 19 ans, la fille que j'aimais, mon premier amour, venait de me larguer. Du jour au lendemain je perdais mon amour, puis mon emploi, ensuite mon appartement. Me retrouvant dans l'obligation de retourner vivre chez mes parents, pour me refaire une santé morale, je faisais de longues balades en voiture, jouais du piano et visionnais des films avec un appétit vorace. Les soirs de semaine, je me rendais au Superclub Vidéotron de Vimont et louais de trois à cinq films par semaine. À la section des nouveautés, trônait une demi-douzaine d'exemplaires VHS de Thelma & Louise, le plus récent de Ridley Scott. Il y a plusieurs semaines que sa pochette cartonnée montrant les deux héroïnes me faisait des clins d'oeil. Un soir, sans crier gare, je sortais du club vidéo avec un exemplaire de Thelma & Louise. Arrivé à la maison, j'attendais, comme d'habitude, que mes parents et ma petite sœur aillent se coucher, puis m'allongeais sur le divan du salon familial et appuyais sur play.
Aux premières minutes du film, la certitude que ce road movie s'apparentait davantage à une expédition en bathyscaphe qu'à une escapade routière. Dans mon souvenir, l'action du film se déroulait très lentement, comme dans un rêve. Tout allait comme sur des roulettes dans mon coeur et dans ma tête, jusqu'à la scène du viol. Progressivement, je m'attachais aux deux héroïnes, pour la première fois depuis longtemps ma résistance à l’amour était mise à rude épreuve. Quelque chose en moi voulait ressusciter, mais mon orgueil et mon incapacité à me pardonner (de quoi, je l'ignore) s'y opposaient farouchement. D'une scène à l'autre, une phrase entre toutes martelait mon esprit : « Je ne veux pas qu’elles meurent ». Contenir mes larmes me demandait un effort considérable, je ne savais pas si je pourrais tenir encore longtemps. Mon seul espoir s'appellait Hal, le détective, incarné par Harvey Keitel. Tout a été dit sur le saut final en voiture, tout sauf son effet cathartique sur ma petite personne; il n'est pas exagéré de souligner que cette scène, bref le film tout entier, a reussi à purger d'un trait dix années d’émotions refoulées. Le générique défilait, Glenn Frey chante sur tonalité majeure une chanson d'amitié qui aurait fait plaisir à Montaigne, et c'est la fin. J'ai pleuré un bon deux heures, peut-être plus. Sans l'ombre d'un doute, la mort de Thelma et de Louise venait de me délivrer, leur mort à l'unisson symbolisant ma rédemption.
Le lendemain, comme à chaque matin, je prenais la voiture en direction du café. Attablé près de la fenêtre, incapable d’ouvrir le journal, je fis place au silence, qui est l'endroit idéal pour dire un vrai merci. Je n'avais qu'un souhait : plonger dans les profondeurs, me laisser bercer par elles, me blottir dans les bras de la vérité. Je le sentais puissamment que je n'étais plus le même homme, alors que, empli d’un nouveau courage, j'endossais ma nouvelle responsabilité, celle d'être un homme heureux. Environ trois mois plus tard, un nouveau boulot me permettait de signer un bail et d'emménager dans un appartement.
Il m'aura fallu attendre un peu plus de vingt ans avant de revoir Thelma & Louise.
À la question « Aimes-tu Thelma & Louise ? », je ne puis répondre par l’affirmative. Quand une œuvre d’art vous traverse à ce point, un simple Oui ne suffit pas. En réalité le problème n'est pas la réponse, mais la question. La bonne question à poser serait : « Est-ce un film nécessaire pour toi? » À cela je répondrai : ce film m’est absolument nécessaire, comme l’amitié m’est absolument nécessaire, comme la musique m’est absolument nécessaire, comme les bons livres me sont absolument nécessaires. Je ne sais à quel point ce film m’a sauvé la vie, tout ce que je sais c’est qu’il a sauvé mon âme. C’est quand même pas si mal.
Thelma, Louise & moi
Martine Delvaux
(Ed. Heliotrope)
240 pages
vendredi 24 février 2023
La guitare est une femme... ou une moto
Martin D-16GT |
Larrivée D-03R |
dimanche 19 février 2023
Rainer Maria Rilke à Lou Andreas-Salome
Si la solitude est nécessaire, c'est que rien ne peut venir que du fond de soi.
Car ce que l'on porte de toute manière au fond de soi lorsqu'on a tout dépouillé, qu'on a atteint la pauvreté suprême, le centre à partir duquel, dans l'art, une éternité est possible, c'est en fin de compte son passé, son enfance.
Ces Lettres à un jeune poète répondent moins, en somme, à la question Qu'est-ce que l'art? qu'à la question Qu'est-ce que l'artiste? Ce dont il s'agit avant tout, c'est un choix de vie, le choix de l'impossible. C'est « par impossible » que peut se produire la « réussite ». Dans sa sincérité, Rilke n'est pas très tendre avec Kappus, même s'il recopie aimablement l'un de ses poèmes... pour le lui renvoyer. Quand tout est donné, il reste une différence : si le génie ne s'incarne que « par impossible » dans la réalité, qu'en sera-t-il du simple talent, du petit talent, ou de l'absence de talent? La seule vraie question est posée dès la première des Lettres à un jeune poète : « Explorez le fond qui vous enjoint d'écrire; vérifiez s'il étend ses racines jusqu'à l'endroit le plus profond de votre coeur, répondez franchement à la question de savoir si, dans le cas où il vous serait refusé d'écrire, il vous faudrait mourir. »
Rilke dit-il finalement autre chose que Proust, Marguerite Duras ou Thomas Bernhard?