On parle peu au Québec du Dictionnaire égoïste de la littérature mondiale de Charles Dantzig, et c'est bien dommage. Pour l'heure, l’écrivain français est l'un de mes préférés. Voici pourquoi.
Par l'invention de sa fabrique à phrases, par son érudition, fruit d’un amour vertical et horizontal des livres et de la littérature, par ses réflexions et sa manière enchanteresse de donner à voir et à entendre des choses qu'on ne saurait mieux formuler, Charles Dantzig (né en 1961), écrivain, poète, éditeur chez Grasset, est un véritable génie. En 2011, au Salon du livre de Montréal où je besognais comme libraire pour Hachette (distributeur au Québec des livres publiés chez Grasset, principal éditeur de Dantzig), je découvrais son Dictionnaire égoïste de la littérature française (2005), véritable manne littéraire que je commente ici. Abondamment annoté de post-its bleus que j'apposais aussi régulièrement que si je collais des étiquettes de prix sur les articles d'un supermarché, ce Dictionnaire m'a fait réaliser combien la littérature, plus vivante qu'on le croit, est toujours en quête de nouvelles façons de revendiquer et de distribuer ses bonnes vieilles pépites d’or. À l'instar de ses précédents ouvrages dictionnairiques (tous épais et au nombre de trois : celui susmentionné, l'Encyclopédie capricieuse du tout et du rien (2009) et celui qui fait l'objet de ce billet), le Dictionnaire égoïste de la littérature mondiale contient des articles qui sont bien plus qu'ils prétendent être. Par exemple : dans ELLIPSE, on retrouve des conseils d'écriture et une observation lumineuse sur l'art d'Herman Melville; HAINE DE LA LECTURE est un manifeste sur la crainte que la lecture et les lecteurs inspire aux gens qui ne lisent pas; PRÉCISION comprend d'autres trucs pour mieux écrire, avec une incursion dans l'univers de Proust, l'un des écrivains chéris de l'auteur; SHAKESPEARE est un essentiel pour qui voudrait mieux insérer dans une conversation quelque anecdote ou information pertinente sur le dramaturge, et je pourrais continuer comme ça toute la journée. Je pense qu'il faut être un peu fou pour faire un tel livre (c'est un livre qui en contient une centaine, pas de blague), mais surtout qu'il faut avoir réalisé assez tôt qu'on n'a qu'une vie pour dire en quoi nous sommes différents de la masse, et tout mettre en oeuvre pour le faire bien. Ce pari, Charles Dantzig l'a gagné pour ses cinq prochaines vies.
Paru en août 2019 au Québec, je passais quelques semaines auparavant, à l’excellente librairie Le Port de tête, ma commande du Dictionnaire égoïste de la littérature mondiale. Aussitôt livré, je parcourais ce massif (plus de 1200 pages) comme un boulimique qu'on avait privé de nourriture depuis des semaines. Direct et sans méchanceté, classique et moderne, optimiste et parfois élégiaque, Dantzig fonce et percute, malmène et s'amourache, rapporte et abreuve sincèrement, sans aucune affectation. Ici plus que dans ses autres ouvrages, la présence d'effluves de tristesse, d'instances désabusées, mais surtout des merveilles introspectives d'un esprit que rien ne lasse, ou presque.
Les meilleurs moments sont ces passages où Dantzig se livre plus intimement, notices quasi confidentielles où il s'ouvre pudiquement et sans réserve, ces mêmes passages qui me donnent envie de prendre l'avion et un café avec lui.
Quelques bribes et notices en partage :
CHOQUER : Chaque grand écrivain invente son monde, qui fait concurrencer à la société en ayant plus de charme qu’elle. Elle est vexée. Le choc est une réaction sociale à un acte artistique. On peut donc dire que qui est choqué n’est pas un artiste. […]
ESTHÉTISME : Une chose est sûre, l’esthétisme n’a rien à voir avec le beau. Toute esthétisation est fausse, étant une tentative de faire du beau non pas à partir de ce qu’on rencontre, mais en torturant ce qu’on rencontre pour le faire entrer dans un moule. […]
INSPIRATION : Je ne crois pas à l’inspiration. Je crois à la transpiration. Au modérateur d’un festival littéraire qui voulait absolument me faire dire qu’on écrit avec passion, j’ai répondu que l’écrivain rationalise la passion. Le peintre indien Mehlli Gobhai se rappelait une phrase de son professeur : « Le barman n’est jamais saoul » (Conversations, Bodhana, 2013)
MUSIQUE : […] Boris Pasternak avait compris la fausseté de l’idée : « J’ai toujours estimé que la musique du mot n’est pas un phénomène acoustique et ne consiste pas dans l’euphonie des voyelles et les consonnes prises séparément, mais dans une relation entre la signification de la phrase et sa résonance » (Essai d’autobiographie)
SOLITUDE : L’ennui avec la solitude, c’est les boutons de manchettes.
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