lundi 15 octobre 2018

Dans l'autobus 55

Dans le bus, en fin de soirée, un jeune homme s'assoit à ma gauche. D'une beauté d'éphèbe, vêtu  de vêtements sport urbain, il sort son téléphone intelligent, se met à jouer à un jeu vidéo — un poisson animé sautant sur des rocailles. Le bus se remplissant rapidement, une jeune fille arrive, debout devant nous. Le jeune homme ne quitte pas son écran, et moi je lance un regard en direction de la jeune fille — plutôt jeune femme —, et veux lui laisser ma place. Elle me répond un très doux « Non, merci! ». Pendant ce temps, l'éphèbe interrompt son jeu pour répondre à une séquence de textos. À la fin de celle-ci, je l'interloque :
— Est-ce un jeu addictif?
— Non, pas vraiment, c'est même plutôt ennuyant, me souffle-t-il, d'un accent français.
— Et pourquoi vous jouez?
— C'est pour me divertir, l'air embarrassé.   
— Vous m'avez entendu lorsque j'ai voulu laisser ma place à cette demoiselle? (je pointe vers elle, pesant mes mots)
— Oui, je crois...
— Savez-vous pourquoi je l'ai fait? 
— Non. 
— Parce que nous les hommes, nous devons continuer d'être gentleman. Il faut revenir aux conventions de gentillesse et de respect. L'homme doit demeurer, en tout temps et en toutes circonstances, un gentleman, débité-je, avec bienveillance. 

Subrepticement, il range son téléphone. Quelques passagers écoutent notre conversation, parmi eux deux ou trois femmes qui sourient, et deux hommes mi-quarantaine qui font semblant de ne rien entendre. Le jeune français m'écoute avec attention, mais ne semble pas savoir où je veux en venir. 
— Quel âge avez-vous, demandé-je. 
— 20 ans.   
— Je serai totalement honnête, je vous ai abordé parce que, en vous voyant sur votre téléphone, j'ai songé à ceci que vous valez beaucoup mieux que ce jeu. 

Mes mots lui vont droit au coeur. Soudain, ses yeux se font plus sincères, plus affables, sa bonté de bon fils à la bonne éducation saillit, me bouleverse presque.  
— Vous faites quoi dans la vie, sollicité-je. 
— Je suis étudiant. 
— En quoi?
— Finances, HEC
— Ça vous passionne? 
— Ça m'intéresse bien, me répond-t-il, hésitant. 
— Quelle est votre passion?   
Il cherche une réponse, se perd dans la réflexion, avant de reconnaître qu'il ne l'a pas encore trouvée, sa passion. « Continuez de chercher » lui soufflé-je. Nous bavardons jusqu'à son arrêt, rue Saint-Viateur. Au moment de débarquer, se préparant à replonger dans l'insécurité de l'exil, dans le froid de la ville, dans les soupçons du jugement d'autrui, il ressort comme une arme son téléphone.  


Je ne pensais pas que j'écrirais cette histoire. Ce n'est qu'après l'avoir racontée à mon amie Catherine, avant-hier soir, que je me suis décidé à la consigner ici. On le sait, notre manière d'utiliser nos téléphones intelligents abîme le lustre de notre intelligence. Qui sait, en empoignant son téléphone au sortir de l'autobus, le jeune français voulut-il oublier les moments « vrais » que nous venions de passer. Chaque époque dispose de ses moyens d'évitement, la nôtre le téléphone intelligent.  



Moment de candeur en le présent aveu que je confie sur vos écrans : j'en veux parfois à Steve Jobs de nous avoir laissé ça entre les mains. Au reste, le téléphone intelligent, c'est un peu comme l'imprimerie. N'eût été Gutenberg, un autre l'aurait inventé. Parbleu, qu'il est dangereux de penser de même!  



Le pire, ce sont les textos en marchant. Dites-moi, que peut-on espérer d'un homme qui texte en marchant? Pourra-t-il garder la tête haute devant l'adversité? 



Mes questions aujourd'hui recèlent un pessimisme  de matinée fragile loin de l'azur. J'écris peut-être pour m'en défaire, de ce pessimisme. Néanmoins, je ne peux l'ignorer. C'est pourquoi j'affirme, en vertu de mon amour des êtres et des choses, que l'homme jeune et talentueux, rêvant jadis de justice et d'unification, cet homme, autrefois frêle adolescent bavardant gaiement avec ses voisins de pallier, et qui aujourd'hui carbure à l'overdose d'inattention, inapte à la concentration, à la joie, à une vie intérieure riche, cet homme-là, comble de la capitulation, représente probablement le plus grand échec de notre civilisation contemporaine. 

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