samedi 5 novembre 2016

Mon amie Lucie Renaud - l'échappée précipitée



Chaque jour, l’apparition d’une solitude inédite. C'est comme ça que je me sens depuis que mon amie est partie. Les amarres ont été largués sans résistance et sans préméditation.

Lucie n’est plus. Ces mots me glacent le dos. Vraisemblablement, une parcelle de ma fondation vient de s’écrouler. Je me rappelle, il n'y a pas si longtemps, ces matins au téléphone où je lui racontais une blague de mon invention. Elle riait de coeur, et puis, soudainement, commençait à discourir de tout, à opiner sur tout, toujours avec une étonnante sagacité. Chaque fois qu’elle décrochait le combiné, à ma question « est-ce que je te dérange? », elle évitait la négative, affirmait plutôt qu’elle terminait un article, cuisinait un plat ou promenait le chien. Tous les jours, comme le ferait une soeur, une mère, elle écoutait attentivement le récit de mon quotidien. D’ailleurs, mes soeurs et ma mère la pleurent autant que moi, sinon plus. Il n’y a qu’une femme pour reconnaitre le travail d’une femme. 

L’artiste ne supporte pas le réel, écrivit Nietszche. La mort d’un proche, c’est le réel. 

Pleurer un être cher amène les larmes d’un autre temps et d’autres souffrances. Comme les vagues de la mer entraînant les précédentes. À cette heure, en plein milieu de l’automne – l’un des plus difficiles que j’aie vécu – l’avenir me torture. Cela fait cinq jours que Lucie n’est plus et mon Dieu que je me sens seul, orphelin de mentor, de soeur et d’amie. Plus vivement que jamais, je reconnais la place qu’elle a de tout temps occupé dans ma vie. Cette place, si grande, si souveraine, me confirme que le départ de ceux qu’on aime est la douleur de l'âme la plus difficile à vaincre. En l'éprouvant, j’en viens à me projeter dans le passé, plus précisément cette période où Lucie faisait son entrée dans ma vie. Bien que nous nous soyons connus en 2001, ce n’est qu’en 2004 que notre amitié devint plus intime, plus invulnérable, comme marquée d’une infinitude, d’un zeste sacré. C’était l’époque où j'étais amoureux d'une journaliste radio-canadienne. À l’emploi d’Archambault (conseiller musique classique au centre d'appel), je profitais des périodes creuses pour écrire de longs courriels à mon amie. Un après-midi, un bon collègue m’apostrophait : « Tu écris beaucoup de courriels, hein? » Il ne savait pas que la plupart de ceux-ci étaient destinés à la même personne. Et tandis que je traversais les torrents d’un amour trop incarné pour ma sensibilité, mon amie comprenait tous les interstices de mon incapacité à m’attacher. Elle me comprenait si bien que, très souvent, j'étais pris de frayeur. Ciel, je ne suis plus seul, pensai-je. Jusqu'à ce que je reconnaisse – non sans joie, non sans peine – que notre amitié survivrait à ma relation amoureuse. 

Désormais, Lucie serait toujours présente, omniprésente même. D'une semaine à l'autre, j’apprenais des tas de choses à son sujet : qu'elle avait appris à lire la musique avant les mots, qu'elle avait pour collègue de classe le pianiste Marc-André Hamelin, qu'elle admirait par dessus tout Mozart et Debussy. Au reste, Lucie vivait secrètement ses fragilités, ses contradictions et ses insécurités. Elle ne m’en parlait pas souvent, sa pudeur l’en empêchait. Cette femme qui courait les événements culturels, qui lisait avec acharnement, qui commentait tout plaisamment, prenait rarement le temps de laisser le calme contemplatif rejoindre les eaux tranquilles. Sensible, fougueuse, elle se plaisait  au  rythme haletant du quotidien. Je ne serai pas le seul à l'affirmer : Lucie ne s’arrêtait jamais. Peut-être savait-elle depuis le commencement que sa vie serait courte?



Au moment d’écrire ces lignes, je me sens égaré, perdu. La tranquillité relative du café m’amène à écrire dans une paix délicate, presque magique. Magique parce que cette paix, je le sais, recèle des victoires, des illuminations et des révélations que je suis impatient de reconnaître. Je le dis sans vergogne, à ce moment précis, je ne sais plus ce que je veux dans la vie. Un avatar s’impose, et j’ignore pour le moment comment le figurer, l’aborder, l’écrire. Tant d’enjeux, d’achoppements, de réaffectations, qu'il est difficile de savoir par où commencer. Pour le moment, écrire est la seule issue possible. 

Or, l’écriture, aussi nécessaire soit-elle, me fait peur — preuve qu'elle est essentielle. J'aime la vérité autant que je la crains, et bien qu'elle m'effraie, jamais elle ne menace.  


La disparition d’un être cher amène les questionnements les plus profonds sur l’amour. Qu’en est-il de l’amour dans la vie? J’aborderai cette question un peu plus tard. Je ferme l'ordinateur, passe maintenant à l’écriture manuscrite.

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