mardi 5 mars 2019

Blechacz et Nagano ou la couleur par le tempo


Manuscrit autographe des premières mesures du Concerto pour piano K488
Jeudi 28 février dernier, à la Maison 





Symphonique, le pianiste polonais Rafal Blechacz  interprétait le Concerto pour piano no 23 en la majeur K448 de Mozart, avec l'Orchestre symphonique de Montréal sous la direction de Kent Nagano. 

On dit du K488 qu’il est le plus beau et le plus parfait de tous les concertos pour pianos de Mozart. J’ajouterai également qu’il est le plus mélancolique. Mozart, lorsqu’il emploie la tonalité de la majeur, retourne à une tendresse ancestrale qui, par la joie et la fragilité prégnantes qu’elle évoque, fait pleurer : particularité rarissime dans le répertoire de musique classique, chaque mouvement du K488 émeut jusqu'aux larmes. Du reste, on pourra difficilement considérer gaie et ensoleillée une œuvre dont le mouvement central – un adagio dans sa relative mineur de fa dièse mineur, tonalité inhabituelle que le Grand Maître n’a attribuée que deux fois dans toute sa production – recèle toute l’ampleur du chagrin qui l’habite à cette période de sa vie, soit en 1786.  

Je découvris le K488 il y a de nombreuses années, dans la version Brendel/Marriner (Philips). Chaque fois que j'y plongeais, celui-ci m’attristait terriblement, si bien que je dus l'éviter pendant plusieurs années, avant d'y revenir très doucement et avec parcimonie. Plus tard, je découvris les versions de Barenboim avec l'English Chamber Orchestra (EMI), Ashkenazy et la Philharmonia Orchestra (Decca), Geza Anda et la Camerata Academica du Mozartium de Salzbourg (DG), ainsi que le remarquable enregistrement de Pollini avec Karl Böhm dirigeant la Philharmonique de Vienne (DG). Non seulement le Concerto en la majeur est d’une «  perfection absolue », pour reprendre les mots du musicologue Alfred Einstein, mais il figure aussi les prémisses d’une phase spirituelle d'une gravité sans précédent, où le détachement du compositeur vis-à-vis les choses matérielles et la vie terrestre s’approfondit. J’oserai dire ceci que sa série des grands concertos (au nombre de 27) aurait pu se terminer avec celui-ci — la postérité reconnaissant la contribution immense du Maître de Salzbourg dans ce genre. Heureusement pour nous, il en composa quatre autres avant de trépasser, le 5 décembre 1791.

Grand gagnant du Concours International Chopin en 2005, Rafal Blechacz n’est pas mon type de pianiste. Il ne porte apparemment pas les blessures particulières de l’interprète malade, furieux, hypersensible ou excessif, lequel sied bien le caractère des compositeurs que j'aime. Il n'y a chez lui aucune idiosyncrasie (on ne s'en plaindra pas), mais plutôt des doigts précis, un toucher agréable, lesquels donnent un jeu droit et relativement régulier. D’autres pianistes incarnent mieux la musique qu'il ne le fait, cependant la clarté de son jeu est appréciée. Dans une Maison symphonique bien remplie, le pianiste a livré une interprétation fort honnête du Concerto. Kent Nagano, lui, défendait des tempi qui confirment sa juvénilité indéniable et sa déférence absolue pour l’œuvre et le compositeur. Malgré un jeu poli, sans expressivité particulière, Blechacz, qui parfois cherchait à accélérer dans tel ou tel passage, tempéré avec justesse par Nagano, tirait du Steinway des sonorités dont le volume et la texture se mariaient parfaitement à l’orchestre, la virtuosité du dialogue tutti-soli tirant profit de l’alésage des sons. Le tout achevait l'éclosion du rayonnement et de la couleur — plutôt printanières sous leur doigt/baguette — de l'interprétation, et l'on avait l’impression d'entendre un seul gros mouvement de musique plutôt que trois. Ce furent trente minutes de musique qui ont passé beaucoup trop vite.

*  

Les trois mouvements font pleurer, disais-je, et s’il est un compositeur qui sache si bien honorer les larmes, c’est Mozart. Triste, Mozart?, me demande parfois un ami ou une connaissance. Oui, triste, probablement le plus triste et le plus désespéré des compositeurs. Mais cela n'est pas apparent  quand on écoute sa musique (à l’exception du Requiem), soupirent ceux qui n'ont pas encore ouvert la porte de sa grotte secrète. C'est que Mozart est le plus incompris des grands maîtres musiciens. Incompris en ce que sa musique, si pure, à la fois extraordinairement profane et sacrée, parle si directement au cœur qu’elle effraie. Elle effraie comme la vérité.

2 commentaires:

Marie a dit...

Triste Mozart ? Merveilleux billet encore ! Jai beau m'y attendre, la puissance évocatrice de tes mots et la justesse de ton analyse me séduisent toujours.

Claudio a dit...

Tout Mozart est tristesse, et très souvent désespoir. La grande musique ne l'est-elle pas? Si elle est frivole parfois, la musique de Mozart, comme tu le sais, retourne très vite aux larmes. De joie. Les larmes d'un homme passionnément reconnaissant de Vivre. Les larmes d'un homme qui sait que sa vie sera courte. La tristesse de sa musique est notre joie. Et lorsqu'on est triste, sa joie nous fait mieux oublier notre mélancolie.