Il y a deux mois environ, en plein après-midi, mon père m'a téléphoné d’un numéro inconnu. De quel endroit m’appelle-t-il ? A-t-il changé de numéro ?
La voix enjouée, il déclare qu’il n’habite plus à Sainte-Thérèse, qu’il a
déménagé à Laval, près du Pont Viau. « Tu viendras me voir, me
souffle-t-il, je suis à deux pas de la Station Henri-Bourassa, tu pourras venir
en métro ? » Depuis que mes parents se sont séparés, il y a dix ans, mon père vit très mal la solitude, la colère le malmène, cela nous rend bien triste. Mais depuis qu’il est à son nouvel appartement, tout va pour le mieux, semble-t-il. Au téléphone, je lui pose quelques questions sur son nouveau logement.
Sophiste impénitent, il y va de déclamations évasives, arguant
qu’il s’entend à merveille avec les autres locataires de l’étage, que la vue sur la rivière est à couper le souffle, etc. Je devine qu’il habite dans une résidence de retraités. Pour personnes autonomes
ou semi-autonomes ? lui demandai-je. Autonomes, me dit-il.
Depuis ce coup de téléphone, je cherche le moyen d’aller le voir.
Ce n’est pas le temps qui manque, mais la motivation. En métro, j'y serais assez
vite, mais ni la distance ni le moyen de transport ne sont en cause. J’ai parlé
à ma mère de mon hésitation. « Vas-y avec ta sœur » me répond-t-elle,
compréhensive. Aimer ses parents ne suffit pas, il faut aussi que perce l’envie de les voir.
Depuis toujours, en toutes choses, le principe de l’effort me prend de court ; je peine à
comprendre qu’il faille faire un effort, spécialement lorsque celui-ci ne vient pas
naturellement. Or, faire un effort — j’ai fini par le comprendre — permet de
toucher à l'impulsion nécessaire à l’élan naturel. L’appétit vient en mangeant, écrivait
Rabelais. La semaine dernière, ma sœur me téléphone : « Viens-tu avec
moi voir mon père ? » J’accepte sans hésitation, car bien que je tâtonne, j'ai sincèrement envie de le voir. Dans l’auto nous
parlons de choses et d’autres, du spectacle de Luis Miguel au
Centre Bell, de l’hiver très long, du travail. Sur l’autoroute 15,
nous traversons le pont qui mène à la Rive-Nord. Conscient d’avoir dépassé
Laval et Pont-Viau, j'imagine que ma sœur a probablement des courses
à faire en banlieue nord. Nous arrivons à Sainte-Rose, ma sœur gare sa voiture
dans le stationnement d’un grand immeuble bordant la Rivière des
Milles-Îles. Je lorgne la rivière tandis qu’elle descend de la
voiture.
—
Qu’est-ce qu’on
fait ? m’exclamai-je.
—
On va voir
papa.
— Mais nous ne
sommes pas à Pont-Viau !
— T’inquiète,
papa dit à tout le monde qu’il est à Pont-Viau, en réalité c’est ici qu’il habite.
Depuis qu’il est atteint de la maladie d’Alzheimer,
mon père est d’une inventivité féconde, cela lui sied plutôt bien. Nous
sommes au cinquième étage de l’immeuble, où il occupe un petit appartement
confortable. Pendant une heure et demi, nous abordons toutes sortes de sujets, l'actualité, la famille, les amitiés. Tel un leitmotiv, mon père revient souvent sur mon rapport à la musique,
intrigué qu’elle n’ait frappé que moi parmi ses enfants ; il n’est pas
musicien, mais il aurait aimé apprendre la guitare. Enjoué,
disert, il exprime sa gratitude infinie envers ma sœur, qui lui rend visite
régulièrement et lui apporte des empanadas. Puis vient le moment le plus difficile, lorsqu’on
doit partir. De toute évidence, mon père veut que nous restions plus longtemps. Dès lors, il appâte, courtise, s'engage dans toutes sortes de conversations, ce qui n'est pas sans rappeler le conte
de Sheherazade.
Dans l’ascenseur, entre ma sœur et moi, pas un mot, pas un regard. Nous savons tous les deux que mon père arpente un monde aux confins de la mémoire ; mémoire d'un autre temps et d'une autre géographie. Et plus il la perd, plus il est heureux, il me semble. Une chose est certaine, il ne rumine plus le passé. Il est vrai que les vingt dernières années ne l’ont pas ménagé : séparation, soucis financiers, instances dépressives. Vraisemblablement, la maladie arrache quelques pages éprouvantes au livre de sa vie. N’est-ce pas Nietzsche qui écrivit que certaines personnes ne peuvent pas connaître le bonheur parce qu'elles ont une trop bonne mémoire.
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