J’accepte rarement qu’on me prête des livres, plus
facilement je les prête, sans attendre qu'ils me reviennent. Mes amis le savent,
je mets rarement les pieds dans les bibliothèques ; mes livres je préfère les
posséder. Cette désaffection pour les bibliothèques et l’emprunt de livres vient
de ce que toute lecture est susceptible de nous faire découvrir une
partie de nous-même, et que cette partie nous préférons la découvrir par nos propres moyens, sous nos couvertures plutôt que celles d'autrui.
Il se trouve parmi mes amis quelques excellents écrivains. L'une d'elles me parlait l'autre jour d’un livre que je dois lire absolument. Parce qu’il ne s'y trouve pas à la librairie de mon quartier, j'accepte de le lui emprunter : Mes
parents de Hervé Guibert (1955-1991). Reconnaitre que les pages de ce livre, qui sont d'une franchise brutale et absolue, renvoient à un écrivain dont la pensée côtoie de près la mort physique et métaphysique ; identifier ce qu'un écrivain comme Annie Ernaux a pu emprunter à Guibert, particulièrement le style économe parfois proche du journalistique, la puissance d'évocation notamment grâce à un don redoutable pour l'image, l'opacité savoureuse de phrases aux bords tranchants. En fermant le livre, je ne m'exclame pas «
quel grand livre ! » (non pas qu'il ne l'est pas) mais plutôt « quel grand écrivain ! » De celui-ci
j’aurais aimé connaître l’avis de Kafka, écrivain-ami d'ailleurs cité par Guibert.
Je ne me souviens pas de la dernière fois qu'un la beauté d'un livre m'a écrasé à ce point. Oserai-je avouer que j’aurais aimé l’écrire ? Le nier serait mentir, pour preuve, après l'avoir fermé je peinais à retrouver le chemin vers l'écritoire. Encore incommodé, je fulminais à l’idée que tous les livres que je lirais dorénavant – pis que j’écrirais – puissent s'avérer minuscules à côté de celui-ci. (De grâce, à tout moment le lecteur risque de tomber sur un texte qui lacère son âme, le forçant à reconnaître que la sado-noirceur des pages qu'il vient d'avaler est en réalité celle par laquelle il vit et respire chaque jour.)
Voici un extrait :
Un beau week-end de printemps je reviens à La Rochelle, mon père s’est acheté un appareil photo, le petit Rollei 35, il me propose de l’essayer, ensemble nous plaçons le film dans l’appareil, je veux photographier ma mère, je la débarrasse de l’apprêt de ses vêtements et de sa coiffure, je passe ses cheveux sous l’eau, je lui fais enfiler une simple combinaison, et je dis à mon père de nous laisser seuls. Elle est assise dans la lumière, je tourne autour d’elle et c’est un moment d’amour et de plénitude, qui arrête le temps, comme si nous valsions ensemble dans ce grand salon inondé de clarté. Au retour de mon père, nous nous installons dans la salle de bains pour développer le film ; nous nous apercevons avec stupeur qu’il est vierge de bout en bout, qu’il a été mal enclenché dans l’appareil. La lumière est tombée, ma mère s’est habillée, et nous savons de toute façon que nous ne pourrons jamais rejouer cet épisode, qu’il a déjà pris la pesanteur impuissante du regret. Et que cette image fantôme se tend désormais vers autre chose que l’image : vers le récit.
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