vendredi 7 décembre 2018

L'âme slave selon Philippe Prud'homme

La dernière fois que j'ai entendu Philippe Prud’homme, c’était à son concert de fin de maîtrise, il y a quelques années à l’Université de Montréal; et auparavant, une première fois, à la résidence de son professeur Gilles Manny. Aussitôt, j'étais époustouflé par sa manière de transmettre le message musical (s’il en est un), l’émotion brute, ainsi que par son souci de la narrativité. J'éprouvais le feu singulier d’un individu en apparence calme, mais bouillonnant à l’intérieur. Cet « intérieur », combiné à une pensée musicale  aux accents philosophiques (plus près de Camus que de Sartre, de Hölderlin que de Goethe), cet « intérieur » dévoilait déjà une personnalité artistique singulière.  


Certains artistes – et ils sont rarissimes – n’ont ni antécédents de genre ni ne sont précurseurs de sensibilité. C’est un peu le cas de Chopin, qui faisait son apparition dans la musique comme une étoile au firmament — et qui y demeurerait. Entre le réel et l’illusion, le talent sera toujours un grand révélateur de vérité. Mais un talent, lorsqu’il est prodigue, se passe volontiers d’adjectifs. Lorsque Philippe Prud’homme s’est avancé sur la scène, quelques feuilles de notes à la main, il s'est arrimé à une présentation d'un programme soigneusement préparé. En préambule à la première pièce – Scriabine, Étude op. 8 no 12 –, il fournissait à l’auditoire (une  cinquantaine de personnes, peut-être plus) une série d‘anecdotes sur l’œuvre et le compositeur. Non seulement son approche contribuait à notre expérience musicale, mais aussi elle gonflait notre sentiment d'élection en tant que public.  L’Étude, pièce d'une virtuosité extrême, devait être jouée un peu plus tard, c'est peut-être ce déplacement dans l'ordre des pièces qui justifiait, qui sait, une légère nervosité chez le musicien. Ensuite, quelques préludes du même Scriabine, auxquels, malheureusement je n’ai pas accroché, suivi de la Quatrième Sonate de Prokofiev. Cette Sonate, que le compositeur a dédié à son meilleur ami suicidé, nous dit Prud’homme, figure un mouvement conclusif fantasque d'une virtuosité presque tapageuse. Cet épilogue haletant insufflait à l’interprète une confiance renouvelée,  en congruence parfaite avec la suite du programme. Chopin, la Deuxième Ballade, celle dédiée à Schumann, représentait l’un des moments les plus émouvants du concert. Cette Ballade, la mal-aimée des quatre du compositeur polonais, sous les doigts du pianiste arborait une impétuosité si dionysiaque qu’il me semblait y entendre quelque soupçon de la Fantaisie en do majeur op. 17 de Schumann. Comme une légende, comme la forêt d'un Saint-Julien l’hospitalier, Philippe Prud’homme devenait le premier pianiste à réellement affermir ma compréhension de cette oeuvre. Et pourtant, combien de pianistes s’y sont risqués — et s’y risqueront encore. Déjouant les difficultés techniques du finale, le musicien venait d'ouvrir très grand les canons du Bösendorfer, avec des ff qui réitéraient sa puissance. Anticipant les sonorités à venir, le don narratif du pianiste se faisait tout « patience »; tributaire d’une justesse d’expression inouïe, cette patience fournissait au jeu pianistique son aspect chantant. Et tandis que la main droite chantait, la main gauche folâtrait plus près du jour que de la nuit. On ne s’en plaindra pas, en ce que les pièces programmées figurent pour la plupart un cantabile typiquement de pianiste droitier. 

En plus d’être musicien, Philippe Prud’homme est aussi bon orateur. Dans un français précis, il envoûte son public, invoquant la pièce suivante : la contemporaine D’après Pergolesi, de Marc-André Hamelin, généreuse en harmonies et en couleurs variées, qui confirme que Prud’homme sait au besoin « désapprendre » le classique au profit du jazz. Il se lance ensuite dans le Rachmaninov de l’Études-Tableau no 4 op. 33, suivi du Prélude no 5 op. 32. 

L'amour comme tout le reste est circonstanciel. Entre vous et moi, quelques minutes avant le concert, une nouvelle fracassante me plombait l'âme. L'oreille de l'amie qui m'accompagnait au concert m'aidant grandement, la musique entendue achevait de me faire trembler d'amour et d'amitié. Après le Rachmaninov, Liszt et sa Vallée d'Obermann, extraite des Années de pèlerinage — oeuvre magnifique dont on n'a pas encore extrait tout le jus souverain —, conduirait le pianiste à l'impossibilité d'un rappel. Tout a été dit, il n'y aura pas d'encore. Candidement, il invitait le public à le rejoindre dans le hall. L'annonce de conversations douces, entouré d'amis et de membres de la famille, ainsi que l'atmosphère chaleureuse, me rappelaient que c'est bientôt Noël. Tout bien pesé, mercredi soir, j'assistais au concert d'un jeune musicien québécois dont le talent incarne parfaitement deux fondamentaux de l'artiste véritable : la sincérité et la générosité. Cela est rare, très rare.  

Instinct de vie de Philippe Prud'homme
retour de la tournée le 26 mai 2019, à Trois-Rivières




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